Les étudiants et la crise sanitaire, une génération sacrifiée ?

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Peur de l'avenir, angoisses existentielles, sentiment de culpabilité – la crise sanitaire frappe particulièrement fort les étudiants, alors que les universités sont demeurées fermées en France. Les cicatrices matérielles et psychologiques sont désormais visibles. Reportage à Nanterre. Premier article d’une série consacrée aux jeunes à l’ère du coronavirus.

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Nanterre, France. Chaïma et d'autres residents ont crée l'association ATR92 (pour Aide Ton Resident). Plusieurs fois par semaine, elles organisent des distributions alimentaires pour les étudiants résidant au CROUS de Nanterre.

Par Katja Petrovic, Voxeurop

Dans son premier roman Faux départ, Marion Messina, auteure d’une trentaine d’années, décrit à quel point la vie des étudiants en France peut être dure. Lors de sa parution en 2017, le livre a eu l’effet d’une bombe. Si l’on exclut l’élite parisienne, les emplois précaires, les loyers exorbitants, les universités mises à mal par les coupes budgétaires et les formations médiocres conduisent cette “génération perdue” droit dans l’impasse. “Pour la grande majorité des étudiants français, l’université était un choix par défaut, un univers dans lequel ils étaient parqués afin que le chômage ne monte pas en flèche”, déplore-t-elle. 

Endettés avant même de travailler

Rien de tout cela n'est nouveau, bien sûr, c'est juste que la crise a mis les problèmes en évidence. La fracture sociale s'est encore aggravée. Plus leur situation était précaire avant la pandémie, plus les étudiants se trouvent maintenant dans le besoin, voire dans la misère. Telle Chaïma Lassoued, 24 ans, qui a grandi avec ses frères à Nanterre, en banlieue parisienne. Étudiante en relations internationales, elle vit depuis mars sur le campus de l'Université de Nanterre, là où le mouvement des étudiants a déclenché mai 68. Il y aurait aujourd’hui encore des raisons pour se révolter et en effet, des voitures brûlent régulièrement la nuit sur le parking du campus, les policiers débarquent et en profitent pour vérifier si des fêtes illégales ont lieu dans la résidence. Pendant la journée, cependant, les étudiants y souffrent en silence. La plupart des 1400 résidents ont déménagé, d'autres sont retournés vivre chez leurs parents.

Environ 500 sont restés, sans pour autant vivre ensemble. Les cantines, les salles d'étude, les cuisines communes étant fermées, Chaïma passe la plupart de son temps seule dans son studio de 15m2. Elle paye un loyer de 160 euros par mois, 65 euros pour son passe navigo et son portable, puis elle doit rembourser un prêt de 1 000 euros, contracté avant la crise. "Beaucoup d’entre nous sont encore plus endettés avant même d'entrer sur le marché du travail", dit-elle.

Selon Chaïma, les prêts à taux zéro pour les étudiants ne sont pas une véritable aide car ils ne font que déplacer le problème. Actuellement elle touche une bourse de 170 euros par mois, impossible donc de vivre sans gagner de l’argent à côté. Depuis mars, elle est à la recherche d’un emploi étudiant, mais jusqu'à présent elle n'a trouvé qu’un petit boulot qu'auprès de l'ATRR92 (Aide Tes Résidents), l’association des résidents de Nanterre, créée par une amie et qui vient en aide aux étudiants en grandes difficultés. 

Certains d’entre nous vont vraiment très mal, une douzaine d'étudiants ne mangent pas tous les jours, dans certains studios il y a des rats et des punaises de lit, c’est indigne.” 

Chaïma Lassoued

Deux heures par jour, Chaïma organise une distribution de nourriture en collaboration avec le Secours populaire et d'autres banques alimentaires. Cela lui rapporte un peu moins de 200 euros par mois – c’est mieux que rien et cela a plus de sens que de livrer des repas pour Uber. Près de la moitié des résidents bénéficient de cette offre. Chaïma elle-même aussi parfois, quand elle n'a plus envie d'aller à la cantine, où depuis le 25 janvier, comme partout ailleurs en France, des repas à 1 euro sont proposés aux étudiants. "Ici, ils nous servent avant tout des pâtes et des frites, ça cale bien", dit Chaïma en rigolant, car elle ne veut surtout pas se plaindre. "Certains d’entre nous vont vraiment très mal, une douzaine d'étudiants ne mangent pas tous les jours, dans certains studios il y a des rats et des punaises de lit, c’est indigne.” 

Dépression, culpabilité, pensées suicidaires

Evidemment, tout cela a des conséquences. "Plus les étudiants sont isolés, moins ils mangent et plus leurs conditions de logement sont précaires, plus ils ont des pensées suicidaires", explique Aziz Essadek qui étudie la santé mentale des étudiants depuis le début de la crise. Maître de conférences à l'Université de Lorraine, il a mené une étude sur 8 000 étudiants de la région depuis le premier confinement : 40 % d'entre eux souffrent de dépression, 39 % ont des troubles anxieux. Il s'agit principalement de jeunes femmes en situation précaire qui ont elles-mêmes eu le Covid. Lors du deuxième confinement en octobre-novembre, le nombre d’étudiants ayant des pensées suicidaires a augmenté de manière significative. "Personne en France n'a été aussi isolé que les étudiants pendant une si longue période. En conséquence, les jeunes d'aujourd'hui ne savent même plus quels sont leurs besoins", déplore le psychologue. 

Depuis février, les étudiants peuvent consulter gratuitement un psychologue ou un psychiatre. Il suffit d’aller voir un généraliste pour obtenir des chèques psy. "Pourquoi pas", dit Essadek, mais la plupart des étudiants, estiment-ils, n'ont pas besoin d'un psychologue, ils ont surtout besoin de retrouver leur liberté. "Les jeunes entre 18 et 25 ans ont besoin de vivre". 

Début septembre, lorsque les universités avaient brièvement rouvert leurs portes, quelques-uns l'ont fait de manière excessive, certes, mais tous ont été punis de manière sévère. "Les étudiants ne sont pas disciplinés, ils sont irresponsables, égoïstes...", les critiques pleuvaient de toutes parts, y compris de la part des politiques. Une généralisation qui agace le psychologue, car selon lui la grande majorité des étudiants n’agit pas de manière irresponsable, au contraire, “les jeunes souffrent plutôt de complexes de culpabilité et de la peur de transmettre le virus. Beaucoup d'entre eux refusent de sortir et le retour à une vie à peu près normale leur est difficile. Trouver un stage, s’activer, faire des projets, souvent ils manquent de motivation pour le faire" ce qui entraîne un manque de confiance et de l'auto-dévalorisation - un véritable cercle vicieux. 

“Une génération illégitime

"Je suis beaucoup moins efficace que d'habitude", explique Louis Théobald, 18 ans, étudiant en sciences de la communication et de l’information à l'université polytechnique de Valenciennes. Comme beaucoup de ses camarades, il craint que ses "diplômes Corona" ne valent moins. À commencer par son baccalauréat, qu'il a obtenu sans passer d'examen final. "Le bac cela semblait être une épreuve importante", témoigne Louis, qui, en première année de fac, a toujours le sentiment de passer à côté de quelque chose d’essentiel: "Les études, la vie d'étudiant, ce sont les années les plus importantes de la vie, j'entends souvent dire, mais on n'en profite pas du tout", dit-il, visiblement abattu.

Un sentiment partagé par Lison Burlat, 22 ans, qui suit un double cursus à l’EHESS et au CELSA, une grande école de communication à Paris qu’elle terminera cette année. Ses camarades de l'année dernière n'ont toujours pas reçu leur diplôme, il y a juste eu un petit événement sur zoom et les étudiants iront peut-être boire un verre avec leurs professeurs quand la crise sera finie. "Il n’y pas de rupture entre la fin des études et l’après, c'est brutal", pense Lison, pointant ainsi indirectement la dimension anthropologique de cette crise : l'absence de rituels tels que les funérailles, les mariages et la reconnaissance institutionnelle des diplômes par une remise officielle, indispensable pour se sentir légitime par la suite. 

Les études, la vie d’étudiant, ce sont les années les plus importantes de la vie, j’entends souvent dire, mais on n'en profite pas du tout

Louis Théobald

Mais, relativise Lison, “je n’ose pas me plaindre quand il y a plein d'étudiants qui font la queue aux restos du coeur, je sais que je suis privilégiée”. Elle est néanmoins en colère lorsqu'on lui dit “qu’on n’est quand même pas en ’40” et que cette crise,”c’est juste un an ou deux de sa vie”. Certes, mais un an ou deux sur quatre ou cinq années d'études, c'est déjà beaucoup. Surtout quand on ne peut pas en profiter pleinement. Car, même si l'enseignement à distance à l’EHESS et au CELSA a été intéressant, et que tous les étudiants de sa promo ont trouvé des stages, Lison a le sentiment d'être moins bien armée pour l'avenir. "Avec les stages sur Zoom on perd en interaction, on n’observe pas, on perd en réseaux. On trouve des stages mais un peu par défaut, on s’autocensure, c’est dommage car on les fait pour être embauchés dans la foulée. Quand je pense à l’avenir, j’ai des moments de panique.” 

“Une communication confuse et méprisante”

Mon premier devoir en tant qu’enseignant, c’est de les rassurer par rapport à cet avenir-là, de leur dire qu’ils ont développé d'autres compétences, et que je ne pense pas qu’il s’agisse d’une génération sacrifiée”, explique Olivier Ertzscheid, professeur à l'Institut technique de La Roche-sur-Yon, près de Nantes. La solidarité est l’une de ces compétences. Avec ses étudiants, Olivier Ertzscheid ouvrira au printemps une épicerie solidaire sur le campus, où ils pourront faire leurs courses jusqu'à 30 % moins chères.

De manière générale, les élèves se rapprochent davantage les uns des autres, rattrapent ensemble leur retard, partagent leurs soucis sur YouTube et organisent des débats en ligne sur des questions environnementales et culturelles. Beaucoup d'entre eux sont préoccupés par l'avenir au-delà de leur situation personnelle. L'engagement politique est cependant difficile en période de Coronavirus. Comment s’engager quand les questions politiques ont cédé la place à la gestion logistique de la crise, quand on ne peut pas échanger ses idées en face à face et quand la gestion de la vie quotidienne est devenue déjà assez compliquée?

Même parmi les professeurs, les protestations sont rares. Olivier Ertzscheid a été l'un des premiers à s'opposer publiquement aux règles mises en place par le gouvernement pour les étudiants car “c’était du n’importe quoi sur le fond et sur la forme“. Pour attirer l'attention sur la détresse des étudiants et sur les contradictions dans la gestion de la crise, il a fait cours dans la rue, devant l'église, en plein centre de La Roche-sur-Yon. “Pourquoi les universités sont-elles fermées alors que les églises restent ouvertes, pourquoi avoir installé une tente pour faire des tests devant le Leclerc et non devant les universités", interroge-t-il, également au nom de ses étudiants, qui ont longtemps été absents du discours public. Olivier Ertzscheid est convaincu que les règles d'hygiène auraient pu être respectées grâce à des tests et à un enseignement alterné en petits groupes. Il demande donc à ce que les facultés soient rouvertes dès que possible. 

Depuis la mi-janvier, les étudiants de première année sont à nouveau autorisés à venir à l'université un jour par semaine pour des cours pratiques. Pour tous les autres étudiants, cette règle est en vigueur depuis le 8 février. Mais le retour ne peut pas se faire du jour au lendemain, car beaucoup d’étudiants ont abandonné leur location et n’ont pas les moyens de revenir à l'université juste pour quelques heures de cours. Ainsi, de nombreuses mesures d'aide aux étudiants n’ont pas été pensées jusqu’au bout et le temps que les universités les mettent en place, elles sont souvent désuètes.  

“Terriblement seule” – Erasmus en temps de pandémie

Mais au moins, il semble y avoir enfin une prise de conscience de la situation des étudiants. Pas seulement en France. À Vienne, par exemple, les cafés traditionnels ont rouvert leurs portes aux étudiants malgré le confinement, afin qu'ils puissent s’y retrouver et travailler tranquillement. Vienne est la ville natale de Hannah Kogler, qui est venue à Valenciennes en août dernier pour faire une année Erasmus. A ce moment-là, l'université a été ouverte mais les journées d’intégration ayant été tout de même annulées, il fallait se jeter à l’eau directement. Une fois au moins, elle a réussi à aller à Paris avec deux amies Erasmus. Puis le deuxième confinement est tombé. "Je me sentais terriblement seule et je n'arrivais pas du tout à suivre les cours car le français n'est que ma troisième langue étrangère. Tout ce que je voulais, c'était rentrer chez moi". 

Heureusement Hannah a été soutenue par ses camarades et par son petit ami, un Français rencontré à l'université. "Sans lui, je n’y serais jamais arrivée." Après tout, cette année a quelque chose de positif, mais l'amour aussi est devenu plus compliqué pendant la pandémie. Bientôt Hanna retournera à Vienne et personne ne sait si son amoureux pourra la retrouver chez elle. "Notre vie dépend de la décision des autres, c'est un drôle de sentiment", dit Hannah. S’il est vrai que personne ne peut planifier quoi que ce soit pour l'instant, cette situation est particulièrement grave lorsqu’il s'agit de fixer le cap pour l'avenir.